A l’aise sur toutes les parois, en falaise aussi mythique que Buoux ou comme lez’art de la rue, il a fait partie du fameux Gang des Parisiens et a fait ses premières mains sur les blocs mondialement connus de Bleau. Depuis le temps qu’il grimpe, Antoine Lemenestrel a su se transformer, observer l’évolution de l’escalade, ou plutôt des escalades, et conserver son petit look décalé. Toujours fervent partisan de l’escalade libre, il ajoute la poésie à son registre de grimpeur-danseur vertical avec sa compagnie des Lézards Bleus. Premier ouvreur international, il nous ouvre dans cette interview, les voies de ses pensées grimpesques. Toute une vie empreinte d’escalades… Tribune libre pour un grimpeur libre…
Afin de pouvoir vous y retrouver parmi nos invités, les interviews suivent les mêmes voies: une 1ère partie escalade où les questions sont identiques pour chaque grimpeur, une 2e partie axée sur un de leur projet « alternatif », une 3e partie pour laisser place aux conseils et aux astuces. Bonnes découvertes!
Sommaire cliquable pour aller directement aux points qui vous intéressent!
ღ Pourrais-tu te décrire en 5 mots ?
ღ Pourquoi l’escalade ? A quel âge as-tu commencé ?
ღ Aujourd’hui, quels sont ton « niveau » et ton « profil » (falaise, bloc, salle…) ?
ღ Et surtout, quelle est ta philosophie concernant l’escalade ?
ღ Des falaises/blocs/voies à nous partager ?
ღ Quel est ton plus beau souvenir d’escalade ? Et le « pire »?
ღ Depuis le temps que tu pratiques, quels seraient tes conseils pour s’améliorer en tant que grimpeur ?
ღ Tu as créé la compagnie des Lézards Bleus… Quand ? Comment ? Pourquoi ?
ღ Quel serait le spectacle dont tu aimerais le plus nous parler ? Celui qui t’a le plus marqué ?
ღ Les arts de la rue… Quels liens pourrais-tu faire avec l’escalade ? Artistiques ? Oniriques ? Physiques ? Arts de vie ?
ღ Quels liens ressens-tu avec le public, que ce soit en tant que grimpeur ou avec ta compagnie ?
ღ Lorsque nous t’avons rencontré aux 30 ans de Troubat, tu as évoqué tes souvenirs lors du diaporama, rétrospective de…30 ans plus tôt… Comment perçois-tu l’évolution de l’escalade ces dernières années ? Toi-même, comment perçois-tu ta propre évolution ?
ღ Et ce fameux Gang des parisiens ?!
ღ Tu as été grimpeur, ouvreur, formateur, danseur… des autres projets à nous dévoiler ?!
ღ Beaucoup de grimpeurs sont intéressés par un mode de vie/alimentation plus sain(e). Te sens-tu concerné par ces notions ?
ღ Et concernant le bien-être des grimpeurs, quels sont tes trucs et astuces pour ta « santé » en général ?
ღ Que souhaites-tu ajouter comme message aux lecteurs de Gratteron et Chaussons?
ღ Rappels…
ღ Pourrais-tu te décrire en 5 mots ?
Ouvreur (de voies) – Aimant – Engagé – Contradictoire – Inachevé
ღ Pourquoi l’escalade ? A quel âge as-tu commencé ?
Je suis tombé dedans quand j’étais petit. Je n’ai jamais commencé car le creux des rochers a fait l’office d’un couffin et le sable de «Bleau » mettait du croustillant dans mon pique-nique. Je n’avais pas le choix: nous allions grimper tous les week-ends. Le début de l’escalade était un partage en famille et avec d’autres familles. Mes parents faisaient découvrir l’escalade à leurs amis et l’on jouait avec leurs enfants. On allait à Bleau et en falaise tous ensemble comme on va à la messe. Aux alentours des années 79/80, il y a eu la première cordée avec mes parents puis avec Marc mon frère cadet, c’était en fait une cordée d’enfants en même temps que l’apprentissage de l’autonomie et de la prise de risque.
ღ Aujourd’hui, quels sont ton « niveau » et ton « profil » (falaise, bloc, salle…)?
Mon niveau varie en fonction du jour d’escalade. J’escalade une voie et non une cotation. Pendant la période hivernale, creuse pour les spectacles, je grimpe, j’ai peu de temps, alors chaque jour d’escalade est comme un cadeau que me donne la vie. Je prends la journée comme elle vient, je ne pense pas à la réussite. Je grimpe sans sommet. C’est le sommet qui viendra à moi. Je grimpe en falaise, surtout à Buoux, et en salle. J’ai abandonné le challenge par peur de me blesser. Je ne cherche plus à réaliser des voies de plus en plus difficiles mais je cherche à durer. Je viens d’ouvrir une nouvelle voie à Buoux : BasHautBas, ses mouvements m’ont rattrapé, ils m’attirent, ils sont difficiles. Mon nouveau challenge est de la réaliser sans forcer et sans m’abîmer: j’ai du plaisir à affiner les mouvements dans la préparation et à partager un essai avec un ami ou bien mon fils Joakim. Le chemin plus que la réussite est la voie du plaisir. En spectacle je grimpe sur les façades urbaines avec des prises en zinc, en bois, en verre, je grimpe sur les monuments en pierre, les décors de spectacle, les immeubles en carton, les bambous…
ღ Et surtout, quelle est ta philosophie concernant l’escalade ? A t-elle évolué au cours de tes années de pratique?
Bien sûr que ma philosophie de l’escalade a évolué au cours des années car la liberté de l’escalade est dans ses possibilités de réinventions. Dans les années fin 1970 début 1980, j’ai participé à l’invention de l’escalade libre, elle a transformé notre manière de grimper en même temps qu’elle a libéré l’escalade artificielle qui utilisait le matériel pour progresser. En 1985, j’ai signé le « manifeste des 19 » contre l’apparition des compétitions puis dès 1986 j’ai été le premier ouvreur de voie sur mur d’escalade artificiel pour les compétitions de Vaux en Vellin , Bercy …. L’esprit qui perdure c’est l’émulation dans lequel l’autre m’aide à être meilleur et non l’esprit compétitif dans lequel il faut être meilleur que l’autre. L’escalade permet d’inventer sa signature de grimpeur. Je vais mettre en place toutes les conditions pour avoir le maximum de plaisir. Le plaisir est mon sommet. Je m’encorde avec le monde.
ღ Des falaises/blocs/voies, que tu apprécies particulièrement, à nous partager ?
J’aime grimper à Buoux. Pour le cadre naturel : Les diamants sont éternels, pour l’exigence de la partition minérale: BasHautBas, pour sa ligne : La Rose des sables, pour son histoire : La Rose et le Vampire, parce que j’y ouvre des nouvelles voies : Le cinquième appui. Quand je vais voir mon fils à Grenoble, j’aime grimper au LABO la salle de blocs, les ouvertures y sont originales et chaque bloc propose une histoire gestuelle même pour les plus faciles.
Lien vers le Labo, salle de Blocs à Grenoble:
http://labo-bloc.com/
ღ Quel est ton plus beau souvenir d’escalade ? Et le « pire » ?
Le plus intense : Revelation en solo, voici un extrait de mon carnet de bord.
29 juillet 1985 Le challenge est de grimper en libre, à la Française et dans la journée, la voie Revelation. C’est le plus beau 8a+ qu’il y ait dans la falaise et la voie la plus difficile d’Angleterre. Après avoir travaillé tous les mouvements, je tire la corde et j’enchaine la voie au premier essai. De retour au sol, une pensée folle m’envahit : Grimper Revelation en solo. Cela provoque une vague de chaleur dans mon corps et comme un feu d’artifice dans ma tête.
30 juillet Je refais Revelation en tête pour des photos, Ben Moon réalise la voie avec la technique Anglaise. Lorsqu’il chute il doit redescendre au sol sans travailler le mouvement. Puis il doit repartir du bas avec la corde laissé sur le dernier point d’ancrage. La technique anglaise demande plus de temps pour réaliser une voie difficile. Avec l’éthique Française, lorsque l’on travaille les mouvements, le geste est plus précis, le geste s’affine. Les Anglais se posent beaucoup de questions sur leur éthique.
4 aout Lorsque je regarde la voie au pied de la falaise, à chaque instant je me dis que c’est impossible, que je vais craquer. J’ai peur. Pourtant aucun mouvement ne m’est inconnu. Le soir je n’arrive pas à dormir, j’ai des décharges d’adrénaline, ce solo me prend la tête et mon corps tout entier est sous son emprise, je n’arrive pas à m’en détacher, je suis vampirisé.
6 aout Allongé, je fais chaque mouvement dans la tête mais surtout je dois ressentir chaque mouvement, chaque équilibre, chaque préhension, je dois m’imprégner de la sensation du mouvement. Le jour J je serai seul, la voie et moi. Pour progresser, je sors de mon confort, je grimpe fatigué ou la voie humide.
8 aout 1985 9h. Je ne sais plus si je dois y aller, est-ce trop pour moi ? Mais tellement fort, je suis bien, je n’ai plus peur, j’y vais …
L’après-midi, nous arrivons à Raven Tor avec JB, il y a du monde. Aujourd’hui, les conditions météos sont parfaites, je m’échauffe normalement mais je sais que je ne pourrais pas essayer tout de suite vu le nombre de grimpeurs présents, j’ai besoin d’intimité. J’assure JB dans le premier blocage de Revelation qui lui résiste toujours. Je refais la voie une dernière fois, nettoie les prises, je ravale la corde et laisse au sommet un bout de corde avec un mousqueton. Je suis calme comme un verre qui se remplie progressivement mais sans déborder. Je suis modelable et la pierre est mon sculpteur. J’apprécie mon état, je n’ai plus de décharges d’adrénaline, c’est reposant et cette peur de ne pas oser y aller se dissipe au fur et à mesure que les ombres s’allongent et que les grimpeurs s’éparpillent dans la falaise. Vers 16 heures, j’ai une impulsion, c’est maintenant, tout est là, je suis près au pied de la voie. Ma tête est vide, toute ma concentration est passée dans mon corps. JB me pare pour le premier blocage et va prendre des photos. Les mouvements s’enchainent à la perfection, pas une hésitation, pas un mouvement de trop, pas une crispation, jusqu’en haut de la voie, la concentration est totale, j’ai grimpé dans un état de grâce comme je n’avais jamais grimpé. Une petite sangle autour de la taille me permet de redescendre dans les bras de Jean Baptiste. Une fois de plus notre amitié s’est approfondie. Je ne me rends compte plus de rien si ce n’est que je suis heureux.
Le pire souvenir : les compétitions du Biot et Arco.
En 1987, pour ma deuxième compétition sur les falaises du Biot en Savoie, je m’étais isolé au Cimaï chez Denis Garnier. Je méditais sur la petite fumée qui court le long d’une paroi et qui la longe sans s’accrocher. J’ai alors réalisé le premier 8a « à vue » avec la voie Samizdat. J.B. Tribout mon ami était venu me chercher dans la falaise du Cimaï et m’a emmené à la compétition à laquelle je n’avais pas envie de participer. Je n’assumais pas la contradiction entre mes convictions anti-compétition et l’envie que mes performances sportives soient reconnues. Lors de la compétition au sol, je me cachais sous une couverture, j’avais honte de moi. Je grimpais, je réussissais la voie et je remettais ma couverture sur la tête. Je lisais « Ainsi parlait Zarathoustra » de Nietzsche : « Ô ciel au-dessus de moi, toi le pur! Toi le profond! Toi l’abîme de lumière! … Me lancer dans ta hauteur –voilà ma profondeur! Me cacher dans ta pureté – voilà mon innocence! Ensemble, nous avons tout gagné. Ensemble, nous avons appris à grimper par-dessus nous-mêmes. Nous avons appris à nous dépasser pour parvenir à nous-mêmes.» A la fin des qualifications, j’étais premier. Patrick Edlinger la star ( le trou noir de la médiatisation) a organisé une conférence de presse improvisée : j’ai été accusé avec mon frère Marc de tricherie pour avoir grimpé dans la falaise un an auparavant. C’était vrai, mais comme on peut avoir grimpé sur un mur d’escalade avant que les voies ne soient ouvertes. Il pleuvait des cordes, la compétition a été annulée, mais j’ai contribué à faire annuler la dernière compétition internationale sur falaise et j’en suis fier. Je n’ai pas participé à la troisième compétition sur la falaise d’Arco, car les voies étaient pleines de prises mal taillées sur le rocher. Je n’ai pas eu le désir de grimper et je n’ai pas grimpé. Mon sponsor a déchiré mon contrat devant moi. Je suis vite revenu à mon amour de l’ouverture de voie.
ღ Depuis le temps que tu pratiques, quels seraient tes conseils pour s’améliorer en tant que grimpeur ?
L’expiration est mon cinquième point d’appui.
Pousser dans la profondeur de la prise.
Placer mon centre de gravité à la verticale de mon appui.
Faire l’amour avec la roche.
Tenir bon et lâcher prise.
Etre le mouvement.
Adhérer à la paroi comme la fumée qui monte le long de la paroi.
Rêver mon escalade avant de grimper.
La pensée est un boulet.
Tomber dans le vide c’est d’abord tomber dans ma tête.
Pas à pas le sommet vient à moi.
Le plaisir du chemin est mon sommet.
Le partage est mon sommet.
Le sommet est une voie sans issue.
S’encorder avec le monde.
ღ Tu as créé la compagnie des Lézards Bleus… Quand ? Comment ? Pourquoi ?
En 1989, je n’avais pas envie de vivre de sponsors et de compétitions. Avec Fabrice, on a créé la Cie Retouramont de Danse Verticale. N’ayant pas assez de liberté, en 1992, j’ai créé la Cie Lézards Bleus de Danse de Façade pour exprimer ma créativité dans les arts en espaces publics. Pourquoi le lézard, parce qu’au soleil dans l’espace urbain je retrouve une spontanéité animale. Pourquoi le bleu; parce que le lézard amoureux prend la couleur bleu du ciel.
Retrouvez le site de la compagnie des Lézards Bleus:
www.lezardsbleus.com/
Je ne change pas le monde, je change le regard sur le monde. Lézards Bleus c’est une compagnie dans laquelle je danse et chorégraphie, je suis accompagné d’un musicien Vincent Lambert, d’un régisseur de production Jean Luc Bichon et d’accordistes Franck Gaudini, Olivier Dobel Ober, Sebastien Valancogne: c’est à dire des professionnels qui s’occupent d’accorder mes cordes à l’architecture pour faire chanter les murs. Je suis resté un esprit artisanal et non d’entrepreneur. Je me gère moi-même et c’est beaucoup. Je garde de l’espace disponible pour ma créativité et mon engagement de danseur.
ღ Quel serait le spectacle dont tu aimerais le plus nous parler ? Celui qui t’a le plus marqué ?
Le spectacle dont j’aimerais vous parler c’est : Service à tous les étages. Ce spectacle se réinvente avec l’architecture avec le contexte de la représentation. Ma scène, ce sont nos monuments, dont je révèle les mystères par la face grand public. Mes chemins d’altitude sont poétiques, chorégraphiques et spectaculaires. Tel un Folambule, je voyage à la rencontre de mes rêves. Je vous les rends sensibles afin qu’ils deviennent des rêves dans vos têtes, une réalité dans votre corps. Je m’en imprègne visuellement afin de tracer un chemin de haut en bas, tel une signature.
Retrouvez l’agenda des spectacles à venir:
www.lezardsbleus.com/page/agenda
Mon corps est un pinceau sur la toile, la peinture est la trace poétique que je laisse dans la tête des spectateurs, l’architecture est ma partition chorégraphie. La ville devient corporelle. J’apprivoise la matière de l’édifice. Sur la façade, j’écoute son murmure en posant mon oreille. Je la palpe, la touche, la prend à bras le corps afin d’épouser ses recoins, ses angles, ses rebords. Je révèle poétiquement l’architecture dans son ensemble mais aussi dans ses détails insolites. Je suis seul à parcourir cette façade immense, c’est la force de ce spectacle de porter aux yeux de tous notre fragile condition humaine. Après mon passage le mur sera là bien planté mais votre vision en sera transformée. Je ne parle pas mais je fais chanter les murs. Je suis l’esprit des lieux et je suis là pour les spectateurs. « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher; des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. » Arthur Rimbaud, Illuminations
Le spectacle qui m’a le plus marqué c’est Inferno dans lequel je faisais l’ascension de la cour d’honneur du Palais des papes mise en scène par Roméo Castellucci, artiste associé du festival d’Avignon 2008. J’ai réitéré cette escalade pour le spectacle Cour d’Honneur de Jérôme Bel lors du festival d’Avignon 2013. En 1986, lorsque sortant de ma falaise j’ai commencé à faire du spectacle, j’ai fait le rêve que je grimpais la façade du palais des papes, 20 ans plus tard je ai écrit ce rêves aux organisateurs, un an plus tard ils me rappelaient. Voici mon histoire : comme en escalade, j’ai cherché la plus belle ligne de la façade, la lézarde de la cour d’honneur du palais des papes. Je suis venu repérer plusieurs fois à partir du sol et des fenêtres j’ai scruté les rebords, les imperfections architecturales, les décrépitudes minérales, les volutes du balcon des dames qui pourraient me servir de prises. J’ai patienté de long mois avant que les autorisations arrivent. Lors de la première descente, j’ai vu que l’escalade était possible, c’était magique. J’ai brossé discrètement les prises dans la pierre malade, il manquait une prise et j’ai taillé un bi doigt d’honneur puis j’ai épousseté la rosace. Elle était à ma taille humaine !
La première ascension « à vue » fut celle que j’allais répéter tout au long des spectacles. Dans cette escalade, j’intégrais des détours vers une fenêtre, une gargouille, une colonne comme dans le livre La Divine Comédie de Dante « la voie droite était perdue ». Comme dans mes spectacles, je proposais des pas de danse, d’acrobatie mais le metteur en scène Roméo me demanda de ne pas danser, de ne pas faire des acrobaties, ni de jouer la comédie et ce qui était le plus difficile de ne pas regarder les spectateurs. J’étais en enfer, il me demandait juste de grimper alors que j’avais mis vingt ans à passer du statut de grimpeur de haut niveau à danseur de façade. Les répétitions suivantes je poursuivis mon travail; je connaissais déjà chaque mouvement, il fallait maintenant les habiter de poésie, les faire résonner en harmonie avec la mémoire du lieu et de celle de Jean Vilar. Lors de la répétition générale du spectacle avant de grimper j’étais fébrile malgré ma préparation mentale et ma respiration. Pourtant Franck Gaudini mon accordiste m’assurait du sol en moulinette avec une corde de 5 millimètres, il était si concentré sur mon ascension que sa présence était invisible pour les spectateurs. L’ascension fut tendue, il faisait chaud, les sept représentations allaient être difficiles. C’est Roméo qui m’a dit : Sois normal ! Enfin bien sûr c’était normal, j’étais simplement un grimpeur à échelle humaine qui va tous les soirs faire l’ascension de la façade de la cour d’honneur. Grimper, je l’ai toujours fais. Le jour de la première du spectacle, je profitais de la vie avec ma compagne Marie-Laure, j’étais à chaque instant un être tendu vers ces 13 minutes d’ascension. Je vivais mon rêve. En représentation, j’ai profité de mon ascension et j’étais heureux de grimper en dansant sur la façade, je laissais les spectateurs dans la cour en bas « en enfer » puis je poursuivais mon escalade au-delà du regard des spectateurs vers les rues illuminées et les passants que je croisais du regard. Au sommet, j’étais au carrefour du rêve et de la réalité, du spectacle de cour et du spectacle de rue, du IN et du OFF. Au-dessus il y avait les étoiles à 360 degrés autour de moi. Chaque soir, 2000 spectateurs concentraient leurs regards sur chacun de mes gestes, ils retenaient leur respiration et pouvaient écouter ma propre respiration, elle était mon chant ascensionnel. Mon voyage vertical impressionna l’esprit de nombreux spectateurs. J’ai allumé des rêves qui voyagent maintenant au-delà de moi-même. J’étais au paradis en « Inferno ». Je vivais un état de grâce artistique. Aujourd’hui, il m’arrive encore de regarder des photos pour m’aider à rendre réel ce que j’ai vécu.
Retrouvez la vidéo du spectacle « Inferno » en libre visualisation:
www.numeridanse.tv/fr/video/2055_inferno
ღ Les arts de la rue… Quels liens pourrais-tu faire avec l’escalade ? Artistiques ? Oniriques ? Physiques ? Arts de vie ?
L’art en espace public, ce n’est pas une discipline, c’est un espace d’expression qui m’a adopté. La ville est une scène à 360 degrés (Michel Crespin), la falaise est le jardin des citadins, une scène cardinale : du plein au vide du zénith au nadir. La nature comme l’espace urbain ne sont pas fait pour l’escalade. En grimpant sur un tas de cailloux on la transforme en falaise, en grimpant sur une façade on en fait un tableau. On y est en lien avec la météorologie, avec la vie animale et humaine. Nous ne sommes que de passage. On s’adapte en permanence on est en état de créativité dans l’adaptation. Je ne peux pas occuper tout mon esprit à la réalisation du mouvement je dois toujours laisser de l’espace disponible pour habiter mon mouvement de poésie. J’évolue sur une falaise qui a une mémoire minérale ou sur une façade qui a une mémoire humaine, la verticale est une partition chorégraphique à interpréter et j’y ouvre des voies poétiques analogues à des voies d’escalade. La façade est un terrain d’aventure avec des gouttières qui ne tiennent pas, un oiseau qui sort du nid. Le rocher est une partition minérale créé par la nature. Ce que j’aime, c’est la communion entre mon être grimpant et le rocher. Je cherche à être créatif dans l’adaptation au rocher. En escalade je n’ai pas d’obligation vis à vis des spectateurs. Un monument a été fabriqué par les êtres humains, il est culturel, il a une histoire une fonction…Lorsque je grimpe en milieu urbain ce n’est pas seulement pour mon propre plaisir ou pour réaliser une performance. La relation aux passants et aux spectateurs, aux habitants… Ma danse est intimement liée à mon évolution verticale. Il y a un partage. L’escalade n’est donc plus uniquement engendrée par le support, l’architecture mais aussi par mon imaginaire et la relation avec les spectateurs.
ღ Quels liens ressens-tu avec le public, que ce soit en tant que grimpeur ou avec ta compagnie ?
Mon compagnon de cordée, comme le spectateur, est un complice, il me porte par sa concentration. La cordée comme la représentation n’a plus comme objectif commun le sommet ou le spectacle mais le partage présent. Le partage est mon sommet. Ces deux pratiques permettent de partager un moment sans discrimination d’âges de sexe ou de niveau, c’est rare et précieux. En spectacle, je créé une cordée émotionnelle. Dans le spectacle « L’Aimant », le public peut devenir acteur : j’offre des roses aux femmes à leur fenêtre et je les mets en valeur. Je grimpe et danse sur la limite entre plein et vide, entre espace privé et public. La frontière est mon espace scénique. En escalade, j’ai besoin de raconter mon histoire à la descente. En spectacle, je grimpe et raconte l’histoire simultanément.
ღ Lorsque nous t’avons rencontré aux 30 ans de Troubat, tu as évoqué tes souvenirs lors du diaporama, rétrospective de…30 ans plus tôt… Comment perçois-tu l’évolution de l’escalade ces dernières années ? Toi-même, comment perçois-tu ta propre évolution ?
Il y a des Escalades.
Voilà, la compétition est aux jeux Olympiques, la fédération stoppe les conventionnements des falaises et les compétiteurs ne sont pas contents car ils ne vont avoir qu’une seule médaille et que certains pensent que la vitesse n’a pas sa place dans un combiné bloc-difficulté-vitesse. Rappelez-vous que les premières compétitions sont de vitesse, elles sont nées en Russie et que l’ascension et la descente faisaient partie du chrono. L’escalade de vitesse est une facette de l’Escalade. L’escalade de compétition comme l’escalade libre, l’escalade artificielle ou le fun climbing sont seulement des facettes de l’Escalade. Il y a des escalades. Il faudrait poursuivre l’invention de l’escalade de compétition. L’escalade de compétition doit se libérer des valeurs de l’escalade libre. L’escalade de vitesse s’est inventée, elle existe sur une voie identique. Pourquoi pas une voie de difficulté identique pour toute la compétition ? Avec des figures types à réaliser ? Les règles de sélection d’une compétition sont imaginaires, on fait le choix de la quantité ou de la qualité. Déjà les organisateurs de compétitions régionales émettent des réticences à payer des ouvreurs pour créer des voies originales. La pratique du bloc s’est rapprochée du Parkour et génère des ouvertures plus spectaculaires. La compétition doit émouvoir le spectateur non initié, sinon seule la vitesse restera aux jeux Olympiques, sinon seul le temps deviendra source de sélection.
La compétition se perd quand elle essaye de se parer de valeur autre que son unique raison d’être qui est la mise en scène de la recherche du vainqueur. Il y aura aussi ceux qui continueront à pratiquer l’escalade pour le partage, le dépassement de soi, l’émulation, la solidarité, la poésie, la danse de façade, la contemplation, le respect de l’autre et de la nature, la créativité, l’escalade sur les cartons ou des frigidaires, qui inventeront leur voie. Je suis habité par l’esprit d’émulation ou l’autre m’aide à être meilleur. L’esprit compétitif est différent, il donne de l’énergie pour devenir meilleur que l’autre. Il y a là une grande différence que beaucoup ne comprennent pas mais qui génèrent des comportements très différents et qui a un avenir bien plus humain que la compétition. La compétition valorise la victoire au détriment du plaisir du chemin. Libérerons l’escalade du poids de l’esprit compétitif afin d’en poursuivre son invention. Mon désir de grimper est à la source de mon escalade. Le sommet n’est plus mon désir. Le plaisir est mon sommet.
A vouloir toujours valoriser le sommet dans nos films, livres, récits où compétitions, on contribue à alimenter notre RELIGION de la CROISSANCE. Avec l’escalade libre, on a valorisé le chemin vers le sommet sans artifices. Il est temps de valoriser tout le chemin du bas au sommet et ne pas oublier de valoriser le retour en bas. Le sommet est une voie sans issue.
ღ Et ce fameux Gang des parisiens ?!
Début 1980, ce fut la rencontre avec Laurent Jacob, JB Tribout, Fabrice Guillot, David Chambre, Alain Ghersen, Laurent Darlot, Franck Scherrer et Marc Le Menestrel. Nous étions un groupe de Bleau que les médias ont surnommé le Gang des Parisiens et opposé à la star du sud Patrick Edlinger. Nous avons tous souffert du manque de reconnaissance par les journaux de nos performances sportives. Chaque année il y avait de nouvelles cotations, le groupe a aidé à étalonner les cotations à Buoux et Mouriès. Nous avons banalisé l’ouverture par le haut et répandu un état d’esprit qui consiste à préparer le rocher avant de l’escalader et de l’offrir à la communauté des grimpeurs. Nous nous sommes encouragés entre nous, parfois bruyamment. Nous avons essaimé l’esprit de l’escalade libre dans le monde entier. Nous avons vécu et survécu, tracé nos propres chemins et parfois nous partageons encore des moments d’escalade. Nous participions à l’invention de l’escalade libre, une énergie de créativité qui m’habite toujours.
ღ Tu as été grimpeur, ouvreur, formateur, danseur… des autres projets à nous dévoiler ?!
Depuis 3 ans, je redescends au sol pour chorégraphier les traceurs qui vivent une mutation très intéressante comme je l’ai vécu dans les années 80 : apparaissent la compétition, les salles d’entrainement en intérieur, la démocratisation, le star système, les sponsors. J’accompagne ceux qui veulent développer leur fibre artistique. Ces deux dernières années, j’ai eu des blessures qui m’ont permis de remettre à jour mes carnets de route des années 80, j’ai écrit quelques articles sur la compétition, ma voie poétique, l’ouverture, la sécurité… L’écriture est un vecteur que j’ai toujours associé à l’escalade et que je développe, je suis sur le chemin et un jour j’aimerai être publié.
ღ Beaucoup de grimpeurs sont intéressés par un mode de vie/alimentation plus sain(e). Te sens-tu concerné par ces notions ?
Mon mode de vie est simple : j’ai des rêves et des désirs, je mets de l’énergie pour les réaliser et ce n’est pas toujours simple. Pour l’alimentation, je me surveille, je ne me prive pas, je me concentre sur ce que je mange et comment je mange ainsi je ne mange pas n’importe quoi. Je préfère me concentrer sur un état d’esprit que sur la matière.
ღ Et concernant le bien-être des grimpeurs, quels sont tes trucs et astuces pour ta « santé » en général ?
Je recherche une sobriété dans : la nourriture, les existants, les prises de têtes, les prises en force. Je fais des assouplissements. Je respire profondément. J’écoute mon corps. Lorsque je suis trop volontaire je me fais mal, je tombe malade ou un imprévu arrive pour me changer. Je suis mon chorégraphe je maitrise mon rythme. Je peux annuler une répétition et m’arrêter de grimper en pleine voie. Je ne cherche plus à aller plus haut mais plus longtemps. Je mets le chemin comme finalité avant le sommet où le spectacle. Parfois je n’y arrive pas.
ღ Pour finir, que souhaiterais-tu ajouter comme message aux lecteurs de Gratteron et Chaussons?
Vous tissez des liens entre des univers. L’humanité a besoin de personnes qui assument leurs appartenances contradictoires. Grattons le lichen pour découvrir les prises précieuses qui nous permettront de placer nos chaussons et pousser vers l’avenir.
Vidéo du film « Un Menestrel » : https://www.youtube.com/watch?v=8Hzt28RPXcc
Ce film est disponible pour le prix de 15 €, auprès d’Antoine directement
Les informations décrites plus haut sont mises à votre disposition à titre informatif. Elles sont la synthèse des propos recueillis pour cette interview et du savoir-faire d’Antoine Le Menestrel. Elles ne sauraient en aucun cas engager notre responsabilité. Veuillez ne pas reproduire les scènes photographiées, elles ont été créées par des professionnels, eux-mêmes garants de leur sécurité.
Si vous réalisez des recettes présentées sur ce blog, Gratteron et Chaussons décline toute responsabilité quant aux éventuelles allergies ou mauvaises manipulations. Veillez à prendre toutes les précautions d’usage. De plus, ce blog ne possède pas de visée thérapeutique; il aide seulement au mieux-être et à l’entretien de sa santé, veuillez consulter votre médecin, votre pharmacien ou autre professionnel de santé si vous avez le moindre doute. Il n’est pas dans l’intention du blog Gratteron et Chaussons de poser des diagnostics ou de remplacer une consultation. Il décline toute responsabilité dans les cas d’auto-prescription sans l’autorisation préalable d’un professionnel de santé.
Bonne grimpe !
« Tenir bon et lâcher prise. »
rien a ajouter !!!!! cette phrase est juste magnifique
Ahah! Un point que nous avons encore à travailler… hein Mika?!